Giorgio Agamben : « La question n’est pas la vaccination mais l’utilisation politique du Pass sanitaire »

Mathieu Slama
4 min readAug 2, 2021

(Giorgio Agamben – La Stampa) – Ce qui est le plus frappant dans les discussions sur le passeport vert et le vaccin, c’est que, comme cela arrive lorsqu’un pays glisse sans s’en rendre compte dans la peur et l’intolérance – et c’est sans doute ce qui se passe en Italie aujourd’hui -, les raisons perçues comme contraires ne sont non seulement pas prises au sérieux, mais sont rejetées à la hâte, quand elles ne deviennent pas purement et simplement l’objet de sarcasmes et d’insultes.

On pourrait dire que le vaccin est devenu un symbole religieux, qui, comme toute croyance, agit comme une division entre les amis et les ennemis, les sauvés et les damnés. Comment une thèse qui s’abstient d’examiner les thèses divergentes peut-elle être considérée comme scientifique et non religieuse ? C’est pourquoi il est important de préciser tout d’abord que le problème pour moi n’est pas le vaccin, tout comme dans mes interventions précédentes ce n’était pas la pandémie, mais l’utilisation politique qui en est faite, c’est-à-dire la manière dont elle a été gouvernée depuis le début.

Aux craintes qui apparaissaient dans le document que j’ai signé avec Massimo Cacciari, quelqu’un a sagement objecté qu’il ne fallait pas s’inquiéter, «parce que nous sommes en démocratie».

Comment est-il possible que nous ne nous rendions pas compte qu’un pays qui est en état d’exception depuis presque deux ans et où les décisions qui restreignent sévèrement les libertés individuelles sont prises par décret (il est significatif que les médias parlent même d’un «décret Draghi», comme s’il émanait d’un seul homme) n’est en fait plus une démocratie ?

Comment est-il possible que la concentration exclusive sur les contagions et la santé nous empêche de percevoir la Grande Transformation qui est en train de se produire dans la sphère politique, dans laquelle, comme cela s’est produit avec le fascisme, un changement radical peut effectivement avoir lieu sans qu’il soit nécessaire de modifier le texte de la Constitution ?

Et ne faut-il pas réfléchir au fait que les mesures exceptionnelles et les mesures ponctuelles ne sont pas dotées d’une échéance définitive, mais sont sans cesse renouvelées, comme pour confirmer que, comme les gouvernements ne se lassent pas de le répéter, rien ne sera plus jamais comme avant et que certaines libertés et certaines structures fondamentales de la vie sociale auxquelles nous étions habitués sont annulées sine die ?

S’il est vrai que cette transformation – et la dépolitisation croissante de la société qui en résulte – est en cours depuis un certain temps, n’est-il pas d’autant plus urgent de faire une pause pour évaluer ses résultats extrêmes pendant qu’il est encore temps ?

Il a été observé que le modèle qui nous gouverne n’est plus la société de discipline, mais la société de contrôle – mais jusqu’où pouvons-nous accepter ce contrôle ?

C’est dans ce contexte que le problème politique du passeport sanitaire doit être posé, sans le confondre avec le problème médical du vaccin, auquel il n’est pas forcément lié (on a fait toutes sortes de vaccins dans le passé, sans que cela ne soit jamais discriminatoire pour deux catégories de citoyens). Le problème n’est pas, en effet, seulement celui, certes grave, de la discrimination d’une classe de citoyens de seconde zone : c’est aussi celui, qui tient certainement plus à cœur aux autres gouvernements, du contrôle généralisé et illimité qu’il permet sur les titulaires bêtement fiers de leur «carte verte». Comment est-il possible – nous le demandons une fois de plus – qu’ils ne se rendent pas compte que, étant obligés de montrer leur passeport même lorsqu’ils vont au cinéma ou au restaurant, ils seront contrôlés dans tous leurs déplacements ? Dans notre document, nous avons fait une analogie avec la «propiska», c’est-à-dire le passeport que les citoyens de l’Union soviétique devaient présenter lorsqu’ils voyageaient d’un endroit à l’autre. C’est l’occasion de préciser, comme cela semble malheureusement nécessaire, ce qu’est une analogie juridico-politique.

Nous avons été accusés, de manière injustifiée, d’établir une comparaison entre la discrimination résultant du passeport vert et la persécution des Juifs. Il devrait être clair une fois pour toutes que seul un imbécile mettrait sur un pied d’égalité ces deux phénomènes, qui sont évidemment très différents. Mais il ne serait pas moins stupide s’il refusait d’examiner l’analogie purement juridique – je suis juriste de formation – entre deux lois, comme la législation fasciste sur les Juifs et celle sur l’institution du laissez-passer vert. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que les deux dispositions ont été adoptées par décret-loi et que toutes deux, pour ceux qui n’ont pas une conception purement positiviste du droit, sont inacceptables, car – quelles que soient les raisons invoquées – elles produisent nécessairement cette discrimination d’une catégorie d’êtres humains à laquelle un Juif devrait être particulièrement sensible.

Une fois de plus, toutes ces mesures, pour ceux qui ont un minimum d’imagination politique, doivent être placées dans le contexte de la Grande Transformation que les gouvernements des sociétés semblent avoir à l’esprit – en supposant qu’il ne s’agisse pas plutôt, comme c’est également possible, de la marche aveugle d’une machine technologique qui est maintenant devenue une réalité.

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Mathieu Slama

Consultant et analyste politique. Collabore à plusieurs médias (Figaro, Huff Post, Marianne…). Intervient au CELSA.